Mort de Françoise Héritier…

Atteinte d’une maladie auto-immune, Françoise Héritier est décédée le 15 novembre 2017 à l’âge de 84 ans, exactement. Cette anthropologue, qui avait succédé à Claude Levi Strauss, au collège de France, a révolutionné la recherche, en mettant les rapports de domination féminin/masculin, mais aussi les fluides corporels, au coeur de ses hypothèses, en particulier à l’occasion de ses études en Afrique. Ses conclusions irradient nombre d’articles de Terriennes.

La maladie avait fini par ronger son corps, mais certainement pas son esprit, resté si vif avec les années, l’intelligence et l’humour en guise d’armes pour faire bouger le monde, celui de la recherche, celui dont elle était une citoyenne optimiste, malgré tout. C’est précisément ce jour anniversaire, le 84ème de sa riche vie, le 15 novembre 2017 qu’elle est morte, elle qui était née le 15 novembre 1933.

En cet automne 2017, elle venait de publier la deuxième partie de ses méditations “Au gré des jours”, entamées cinq ans auparavant avec “Le sel de la vie”, publiées chez Odile Jacob, éditrice et amie à laquelle elle fut toujours fidèle.

Mais son oeuvre majeure restera “Masculin-Féminin,” parue en deux épisodes aussi (1996 La Pensée de la différence et 2002 Dissoudre la hiérarchie). Cette différence entre les sexes est constitutive de l’histoire humaine, qui ne peut alors être décryptée qu’à cette aune, où que l’on soit dans le monde. Une différence construite, sociale et non naturelle, comme l’on essaye de le faire croire aux deux sexes depuis la nuit des temps. Une pionnière des études de genre.

Cette humaniste, féministe, était née en une année noire, 1933, celle de l’accession au pouvoir d’Adolphe Hitler et du nazisme en Allemagne. De cette enfance dans le département de la Loire (centre de la France), elle confiait à l’occasion de l’une de ses dernières interviews, accordée à la journaliste Annick Cojean du Monde, le 5 novembre 2017 : “Aucune différence entre garçons et filles au sein de la cellule familiale en apparence. Même droit aux études pour mon frère et ses deux sœurs. Même argent de poche distribué solennellement par mon père dans des enveloppes identiques. Mais la discrimination était insidieuse. Il n’était pas question par exemple que mon frère desserve la table ou mette le couvert. Il fallait être aux petits soins pour lui. Et, lorsque nous étions en vacances à la campagne, ma sœur et moi tricotions pull-overs et chaussettes, assises dans la cour, aux pieds de nos grands-mères, tandis que mon frère partait faire du vélo avec ses copains en toute liberté.”
Déjà l’apprentissage de la différence dans cette famille “d’une petite bourgeoisie raisonnable sortie de la paysannerie. Je ne dirais pas satisfaite, mais convaincue d’être arrivée au mieux de ce qu’elle pouvait faire, à charge pour les enfants de poursuivre le chemin. L’idée de réussite sera d’ailleurs incarnée à leurs yeux par mon frère, devenu ingénieur des mines, et ma sœur, chirurgienne-dentiste. Des métiers connus et rassurants. Tandis que moi… Je crois qu’ils n’ont réalisé ma compétence dans un domaine que lors de ma leçon inaugurale au Collège de France, en 1983, lorsque j’ai succédé à Claude Lévi-Strauss. Mais c’était un peu tard…”
Succéder à Claude Lévi-Strauss
Claude Lévi-Strauss, son professeur, son initiateur, qui voyait en elle sa successeure, dont elle suivit les cours avec passion, avant de devenir l’une des étoiles montantes du structuralisme, école de pensée qui modifiait profondément l’étude de “l’autre”, en particulier, en Afrique, en Asie, en Amérique latine, que l’on regardait avec la condescendance coloniale : “Il s’agissait d’un séminaire sur la « parenté à plaisanterie » à Fidji. Et je vous assure que, pour une jeune fille qui sortait de sa province et qui faisait alors des études très classiques, c’était stupéfiant. Découvrir qu’il existait des sociétés où des beaux-frères pouvaient se saluer différemment et utiliser tel ou tel type de plaisanteries selon qu’ils avaient épousé la sœur aînée ou la sœur cadette de l’autre ouvrait des perspectives sur des mondes, des idées, des usages que je n’avais jamais soupçonnés. C’était d’une ouverture et d’une fraîcheur fabuleuses !”

En 1982, et pour les seize années suivantes, elle lui succédera donc à la Chaire d’Étude comparée des sociétés africaines (1982-1998) du Collège de France. Première anthropologue et deuxième femme à intégrer la prestigieuse institution.

Cette “pensée de la différence” entre masculin et féminin, l’anthropologue la révolutionna par d’autres distinctions, entre le froid et l’humide, la lune et le soleil, le clair et l’obscur, “discours symboliques sont bâtis sur un système de catégories binaires, de paires dualistes, qui opposent face à face des séries comme Soleil et Lune, haut et bas, droite et gauche, clair et obscur, brillant et sombre, léger et lourd, face et dos, chaud et froid, sec et humide, masculin et féminin, supérieur et inférieur. 12 On reconnaît là l’armature symbolique de la pensée philosophique et médicale grecque, telle qu’on la trouve chez Aristote, Anaximandre, Hippocrate, où l’équilibre du monde comme celui du corps humain et de ses humeurs est fondé sur un harmonieux mélange de ces contraires, tout excès en un domaine entraînant désordre et/ ou maladie.”

La femme “voit” couler son sang hors de son corps et elle donne la vie sans nécessairement le vouloir ni pouvoir l’empêcher. Là est peut-être le ressort fondamental de tout le travail symbolique greffée aux origines sur le rapport des sexes.

Françoise Héritier
Dans un très beau texte “Le sang du guerrier et le sang des femmes, notes anthropologiques sur le rapport des sexes”, dans lequel elle démythifie les regards condescendants sur les sociétés matriarcales, elle pose d’emblée les bases féministes de sa recherche : “Il ne fait pas de doute, pour tout observateur de la société occidentale, qu’elle est marquée par une éclatante domination masculine. La subordination féminine est évidente dans les domaines du politique, de l’économique et du symbolique. Il y a peu de représentantes féminines de la nation dans les organes locaux ou centraux de gouvernement (décision et administration). Sur le plan économique, les femmes sont le plus souvent confinées à la sphère domestique, dont elles ne sortent d’ailleurs jamais absolument : en effet, les femmes qui ont un travail salarié doivent combiner de fait les deux activités. Lorsqu’elles ont des activités hors du champ domestique, il est rare que les femmes puissent accéder au sommet, aux postes de responsabilité, de direction, de prestige, dans leur profession. Sur le plan symbolique, relayé par la tradition et l’éducation donnée aux enfants, les activités valorisées et prisées sont celles qu’exercent les hommes. De plus, un corps de jugements de valeur met en évidence des caractéristiques présentées comme naturelles et donc irrémédiables observable dans le comportement, les performances, les « qualités » ou « défauts » féminins considérés comme marqués sexuellement de façon typique.”

Qu’elle conclut ainsi : “Ce qui est valorisé alors par l’homme, du côté de l’homme, est sans doute qu’il faire couler son sang, risquer sa vie, prendre celle des autres, par décision de son libre arbitre ; la femme “voit” couler son sang hors de son corps et elle donne la vie sans nécessairement le vouloir ni pouvoir l’empêcher. Là est peut-être le ressort fondamental de tout le travail symbolique greffée aux origines sur le rapport des sexes.”

Le 10 novembre 2017, l’émission La Grande Librairie, lui était consacrée, une dernière entrevue télévisée, que l’on vous invite à goûter sans modération.

L’un de ses autres grands apports est l’invention d’un concept celui “d’inceste du deuxième type” qu’elle théorisa dans un et superbe autre livre “Les deux sœurs et leur mère”, comme l’évoque la sociologue Nathalie Heinich de l’EHESS : “à côté de l’inceste, « classique », étudié tant par les anthropologues que par les psychanalystes (le commerce sexuel entre parents), existe un autre inceste, non encore repéré jusqu’alors, consistant dans le partage d’un même partenaire sexuel par des consanguins (telles deux sœurs, ou une fille et sa mère). Pour Françoise Héritier, cet « inceste du deuxième type » est peut-être plus problématique, et donc plus caché – au point de n’avoir jamais été identifié – que l’inceste classique, « du premier type », lequel n’en serait même qu’un avatar secondaire « dans la perspective unitaire d’une seule et unique théorie »”. Une audace hiérarchique qui ne passa pas toujours bien en 1994, année de la publication de cet ouvrage…

C’est ce qui nous a manqué depuis des millénaires : comprendre que nous n’étions pas toutes seules !

Françoise Héritier
Quelques jours avant sa mort, elle montrait qu’elle était de plain-pied dans son nouveau siècle, en phase avec les soubresauts du monde, les luttes des femmes d’abord, ce mouvement contre le harcèlement sexuel, contre les violences faites aux femmes : “Je trouve ça formidable. Que la honte change de camp est essentiel. Et que les femmes, au lieu de se terrer en victimes solitaires et désemparées, utilisent le #metoo d’Internet pour se signaler et prendre la parole me semble prometteur. C’est ce qui nous a manqué depuis des millénaires : comprendre que nous n’étions pas toutes seules ! Les conséquences de ce mouvement peuvent être énormes. A condition de soulever non pas un coin mais l’intégralité du voile, de tirer tous les fils pour repenser la question du rapport entre les sexes, s’attaquer à ce statut de domination masculine et anéantir l’idée d’un désir masculin irrépressible. C’est un gigantesque chantier.”

Merci Madame encore et pour tout.

Sylvie Braibant

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